6 Août 2019
Il était une fois trois ours qui vivaient en colocation dans une maison dans la forêt. Il y avait là un très grand ours, un ours moyen et un tout petit ours.
D’aucun pourrait donc imaginer qu’il s’agissait d’un papa ours, d’une maman ourse et de leur enfant ours mais, pourtant, textuellement il n’en est rien.
En effet, leur âge, leur sexe et leur lien de parenté n’étant précisé nulle part, il pouvait tout autant s’agir de deux papas ours qui auraient adopté un ourson (ou une oursonne d’ailleurs), ou qui auraient fait appel à une ourse porteuse... Ou de deux mamans ourses qui auraient adopté un ourson (ou une oursonne), qui auraient fait appel à une ourse porteuse ou qui auraient effectué un petit voyage en Espagne... Ou bien de deux ou trois potes de tailles différentes, en couple, en trouple ou pas, ours et ours ou ours et ourse ou ourse et ourse ou encore ours, ours et ourse ou ourse, ourse et ours, dans l’ordre ou dans le désordre, sans compter le numéro complémentaire et les possibilités exponentielles si l’on rajoute les ours(e)s transgenres...
Ou bien il pouvait tout à fait s’agir de parfaits inconnus, réunis ici par le hasard et une passion commune pour le végétalisme intégral et les enlèvements d’ours de petite taille, quel que soit leur âge.
Toujours est-il que, ce matin-là, la bouillie du petit déjeuner étant trop chaude, les trois ours décidèrent d’aller se promener en attendant qu’elle ait atteint une température qui la rendrait consommable.
C’est alors qu’une petite fille nommée Boucle d’Or passa par hasard devant leur maison.
Attardons-nous quelques instants sur le très léger problème de proportions proprement effrayant sur cette image.
Que foutait-elle seule dans ce coin parfaitement paumé de la forêt par une heure si matinale ? Fuyait-elle un quelconque prédateur, humain ou animal ? Faisait-elle partie de la même bande d’arrivistes opportunistes tueuses en série que La Princesse au Petit Pois ? Depuis combien de temps errait-elle dans les bois ? Y avait-elle passé la nuit pour se retrouver au point du jour aussi loin de toute autre habitation ? À moins que les ours ne se soient mis une biture mémorable la veille et qu’ils ne soient levés qu’à 14h du mat’... Et puis d’ailleurs, Boucle d’Or existait-t-elle vraiment ou était-ce simplement le produit de l’imagination hallucinatoire post-murge de nos trois ursidés ? Autant de questions existentielles et étranges qui resteront sans réponses et qui hanteront le lecteur jusqu’à la fin de ses jours, au moins.
Boucle d’Or, qui, comme son nom l’indique, ne possédait qu’une seule anglaise blonde dans sa chevelure, décida de pénétrer dans la demeure, poussée par la curiosité et un trouble de la personnalité qui l’enjoignait à se foutre éperdument des règles évidentes de respect de la propriété d’autrui, causé, sans doute, par ce terrible patronyme qui la condamnait à ne jamais pouvoir se lisser ou se teindre les cheveux ou bien, au contraire, qui lui permettait de changer d’identité à l’envi.
Comme les ours vivaient quelque peu en autarcie et qu’ils étaient d’honnêtes bestioles qui ne nuisaient à personne (si l’on occulte la séquestration du plus petit d’entre eux), ils ne se doutaient pas qu’on puisse chercher à leur nuire. Ainsi, ils ne verrouillaient jamais leur porte, tous certains qu’ils étaient que leur petit otage, désormais sévèrement atteint du syndrome de Stockholm, ne chercherait pas à s’enfuir.
Boucle d’Or put ainsi aisément s’adonner à son passe-temps favori : la violation de domicile. Elle fut ravie de découvrir un petit-déjeuner servi sur une grande table car sa course échevelée dans la nuit et la forêt avait creusé son appétit...
Attardons-nous quelques instants sur le très léger problème de frange proprement effrayant sur cette image.
À moins qu’elle ne soit en réalité une enfant sauvage !
En effet, si elle avait reçu ne serait-ce qu’une éducation de base et qu’elle n’avait pas été élevée par une bordée de renards, elle aurait peut-être attendu que les habitants de la maison revinssent afin de leur demander le gîte, le couvert et l’immunité diplomatique. Gîte et couvert que les ours lui auraient plus que certainement offert car ils étaient de bons ours, certes capables de vous arracher la tête de leurs grosses pattes, mais jamais méchamment, juste comme ça, par amitié, pour jouer.
Mais, la faim justifiant les moyens, Boucle d’Or s’empressa de goûter à la bouillie qui était déjà servie, sans même se soucier que ceux à qui elle était destinée pouvaient se pointer d’un moment à l’autre. Elle commença par manger la bouillie du très grand bol mais elle se crama la langue. Elle essaya ensuite celle du bol de taille moyenne mais elle était déjà froide (de façon tout à fait cohérente, d’un point de vue scientifique, si l’on considère que le service des trois bouillies avait été effectué dans un laps de temps très court). Elle s’attela alors à goûter celle du tout petit bol et, comme elle était parfaite, la petite morfale l’engloutit en entier.
Comme c’était tout de même vachement crevant de voler de la bouffe, Boucle d’Or décida de se reposer sur une des chaises du salon. Elle commença par essayer de grimper sur une très grande chaise mais elle était trop haute. Elle essaya ensuite de s’installer sur celle de taille moyenne mais elle lui faisait mal au cul (l’ours moyen avait vraiment une vie de merde). Elle s’attela alors à se vautrer sur la toute petite chaise et, comme elle était une brute sans manières, la petite bourrine la cassa.
Comme c’était tout de même vachement crevant de péter du mobilier, Boucle d’Or décida de continuer son inspection : elle monta à l’étage afin de trouver une chambre. Elle y découvrit trois lits et commença par se hisser sur celui qui était très grand mais il était trop dur. Elle essaya ensuite de s’installer sur celui de taille moyenne mais il était trop mou (l’ours moyen avait définitivement une vie de merde). Elle s’attela alors à se vautrer sur le tout petit lit et, comme il était parfait, la petite narcoleptique s’endormit aussi sec.
C’est alors que les trois ours revinrent de leur petite promenade forestière. Le très grand ours découvrit sa cuillère dans son bol. Il s’écria alors de sa très grosse voix :
— Quelqu’un a gouté ma bouillie !
L’ours moyen découvrit à son tour sa cuillère dans son bol. Il s’écria alors de sa voix moyenne :
— Quelqu’un a gouté ma bouillie !
Et le petit ours de renchérir de sa toute petite voix :
— Quelqu’un a gouté ma bouillie et l’a toute mangée !
Ils regardèrent autour d’eux et aperçurent leurs chaises. Le très grand ours découvrit que son coussin avait été déplacé. Il s’écria alors de sa très grosse voix :
— Quelqu’un s’est assis sur ma chaise !
L’ours moyen découvrit à son tour que son coussin avait été aplati. Il s’écria alors de sa voix moyenne :
— Quelqu’un s’est assis sur ma chaise !
Et le petit ours de renchérir de sa toute petite voix :
— Quelqu’un s’est assis sur ma chaise et l’a cassée !
Comme ils avaient sans doute un brin de flair et qu’ils avaient fait Sherlock Holmes en LV2, ils décidèrent de monter à l’étage pour continuer leurs investigations. Le très grand ours découvrit que son oreiller avait été déplacé. Il s’écria alors de sa très grosse voix :
— Quelqu’un s’est allongé sur mon lit !
L’ours moyen découvrit à son tour que son oreiller avait été aplati. Il s’écria alors de sa voix moyenne :
— Quelqu’un s’est allongé sur mon lit !
Et le petit ours de renchérir de sa toute petite voix :
— Quelqu’un s’est allongé sur mon lit et y est encore !
L’errance, la bouillie et la dégradation de biens privés avaient rendu le sommeil de Boucle d’Or incroyablement lourd. La très grosse voix du très gros ours ne lui fit pas plus d’effet que le mugissement du vent dans les feuilles de peuplier un soir de printemps. Celle de l’ours moyen ne lui fit pas plus d’effet qu’une voix dans un rêve de feuilles de peuplier mues par le vent un soir de printemps. Mais celle du tout petit ours la réveilla en sursaut. Et lorsqu’elle découvrit les trois ours penchés au-dessus de sa tête, elle se mit à hurler et s’enfuit en courant tout en agitant frénétiquement ses bras par-dessus sa tête, comme le veut la tradition dans les contes de fées.
Ainsi, les ours ne revirent jamais la petite malotrue mais la légende raconte tout de même qu’échaudés par leur mésaventure et les différences éducatives, ils perdirent foi en l’humanité et durent se résoudre à fermer leur porte à clef lors de leurs promenades matinales afin d’éviter de se faire vandaliser par toutes les petites filles perdues dans les bois de la région.