29 Novembre 2015
C'est l'histoire d'un mec qui fait partie des sonderkommando (les juifs qui se tapaient le très sale boulot dans les camps de la mort) et qui croit reconnaître son fils (ou qui s'en persuade) en la personne d'un gamin ayant survécu aux chambres à gaz (pas pour longtemps puisque le gamin sera achevé par un officier allemand). Alors, il se met en tête de trouver un rabbin dans un des cercles de cet enfer afin de réciter le kaddish et d'enterrer le gamin...
Et c'est cette obsession que l'on nous montre, comme un ultime but, celui de conserver inconsciemment cette dernière petite parcelle d'humanité qui semble bien dérisoire (vous savez, l'humanité, ce vieux et vague concept archaïque totalement galvaudé qui voulait qu'on soit tous frères et égaux avant qu'on invente tout plein de trucs pour faire prévaloir la suprématie de tel ou tel groupe idéologique, ethnique, religieux, social ou culturel sur les autres ?... C'est-à-dire 4mn30, à la louche).
Du coup, la question du comment il pourra y parvenir importe peu, il en fait son affaire vu qu'il n'a plus rien à perdre et que, de son propre aveu, il est "déjà mort"... Et c'est par conséquent aussi l'histoire d'un mec qui a une chatte pas possible tout au long du film et qui a légèrement tendance à faire buter les autres autour de lui (ceci étant dit, le commun des mortels passerait en mode "bas les couilles" pour moins que ça).
On suit donc cet homme, Saul, au sens propre du terme (puisque le film est quasiment entièrement réalisé en caméra à l'épaule et en plans séquences).
Ce qui permet au réalisateur (et qui fait la force du film) de suggérer l'horreur sans jamais véritablement la montrer, la caméra (quasi subjective) étant rivée sur le personnage principal, rendant tout ce qui l'entoure passablement flou puisque qu'au second plan (et hop, 2€ de plus dans la boîte à lapalissades !) voire hors-champ, en suggérant, par la même occasion, que le personnage lui-même a tellement mis son cerveau en off (pour survivre, pour continuer d'avancer et de se lever tous les matins pour aller affronter l'inconcevable) qu'il ne voit plus l'horreur non plus et qu'il la redécouvre, qu'il en reprend momentanément et furtivement conscience lorsqu'il découvre le jeune garçon et qu'il se met à chercher à arracher sa dépouille à la déshumanisation ultime dans l'infamie de l'anonymat des charniers.
Tout commence donc par une séquence d'ouverture (2€, lapalissade, bis repetita) qui résonne longtemps dans la tête : parce que le réal est jeune, parce que ça a beau être son premier film ça n'est pas non plus un perdreau de l'année, parce qu'il est loin d'être con, parce qu'il maîtrise et détourne très bien les codes du cinéma à l'amewicân, parce qu'il sait faire monter la pression pour mettre une grosse claquasse dans la gueule du spectateur, avec seulement deux épaules et un par-dessus marqué d'un X rouge ou un visage, un arrière-plan flou et le son, de plus en plus terrifiant, entêtant, omniprésent au point qu'il finit par bouffer littéralement l'image . Et même si on sait que ça n'est pas pour du vrai, que ça n'est pas Nuit et Brouillard ou Shoah, on se dit qu'on va pas tenir 1h40 comme ça sans dégueuler.
Fort heureusement, juste après on a un peu l'impression d'assister à une visite guidée ("bon alors là vous avez l'atelier vêtements, là c'est l'atelier bijoux...").
Et c'est justement lorsque l'on se rend compte qu'on est pris par une irrépressible envie de déconner qu'on sait que le mec a réussi son coup : pousser l'aspect dramatique des images de son film jusqu'au point de rupture, celui qui fait qu'on peut être pris d'un fou-rire en plein milieu d'un enterrement, celui qui fait que l'on craque nerveusement (que celui qui n'est pas assez con pour avoir eu en tête la vanne du Rabbin des bois ou qui n'a pas secrètement espéré que le personnage ne rencontre surtout pas Tsili dans la forêt me jette la première pierre).
Un film (parce que c'est un film, un vrai putain de bon film dans sa recherche "artistique", dans sa lumière, sa photo, sa bande sonore, sa direction d'acteur...) qui a relancé une énième fois le débat "peut-on faire une fiction sur les camps de la mort ?" :
Alors oui, mille fois oui, parce que la Shoah n'est pas sacrée dans le sens où l'horreur ne doit absolument pas l'être. Surtout lorsque c'est fait de façon aussi magistrale et sobre (mais ça n'est que mon humble avis) : là encore, l'utilisation du flou suggestif permet d'éviter l'écueil d'une recherche iconographique qui esthétiserait le sujet.
Un film qui fout les boules, qui met en colère, qui donne envie de chialer... de rage, de tristesse, de désespoir... Et de picoler... Pour oublier... Ou pour ne jamais oublier plutôt, à quel point l'homme peut se montrer ultra organisé pour détruire l'autre, pour réduire son prochain à l'état de bête, de déchet, d'esclave, d'animal, pour perdre et ôter toute forme de dignité et d'humanité, à quel point cela s'est produit avant et après la Shoah, et se reproduit encore chaque jour dans le vaste monde, près et loin de nous (en un petit peu moins organisé quand même).