15 Octobre 2017
Après ses demi-frères Claude (l’aîné, auto-transformé en mobile humain dans L’ŒUVRE), Jacques (le cadet, métamorphosé en steak haché dans LA BÊTE HUMAINE) et Etienne (le benjamin, parti rejoindre Paris après avoir semé le chaos et la désolation dans le coron de GERMINAL), voici donc la petite dernière de la glorieuse fratrie pondue par Gervaise Macquart (de L’ASSOMOIR) : Anna Coupeau, dite Nana (comme le titre).
N’y allons pas par quatre ruelles sombres, humides et étroites, appelons un chat, un chat et une chatte, une foufoune : Nana est une pute.
Parce que, voyez-vous, comme trop c’est pas assez, après un syndicaliste foireux, un cheminot serial-killer et un artiste suicidaire, la prostiputition ne pouvait que constituer une sorte d’aboutissement maternel pour Gervaise qui avait bien d’autres chats à fouetter que de s’occuper de la destinée de ses gosses, comme sa propre lamentable déchéance par exemple (notons d’ores et déjà l’absence totale de soutien, de solidarité familiale et d’assistance mutuelle puisque que Claude, Nana et Gervaise vivent à Paris au même moment sans jamais se croiser ni même évoquer l’existence des autres autrement que dans des souvenirs).
Bref. Au commencement du roman, si on considère qu’elle a déjà un mouflet, le pauvre Louiset (dont le funeste destin n’est pas sans rappeler celui de son cousin hydrocéphale Jacques, fils de Claude), élevé par sa tante et né de père inconnu (comme le job de sa mère l’indique), qu’elle est née en 1852, qu’elle meurt en 1870, contaminée par son fils alors âgé de 3 ans, qu’on retient l’âge du capitaine additionné à la couleur du cheval blanc d’Henri IV, Nana, à la louche, a 15 ans. Cela-dit, la Gervaise ayant eu Claude à 14 piges le côté fille-mère n’est peut-être pas si surprenant, ni véritablement inhérent à sa profession.
Mais, autre temps, autres mœurs (évidemment), tout le monde s’en tamponne gaiement, Zola le premier, la présentant systématiquement comme une femme (voire une femelle d’ailleurs) aux attitudes, obsessions et caprices pourtant très immatures (lubrique, libidineuse et parfaitement consciente du pouvoir de sa teuch, certes, la chieuse, mais naturellement gamine tout de même), dénonçant par là-même une certaine forme de pourriture hypocrite d’une caste bourgeoise et aristocratique dégénérée à l’image d’un système à l’agonie.
L’autre, cette grosse fille qui se tapait sur les cuisses, qui gloussait comme une poule, dégageait autour d’elle une odeur de vie, une toute-puissance de femme, dont le public se grisait. (...)
Peu à peu, Nana avait pris possession du public, et maintenant chaque homme la subissait. Le rut qui montait d’elle, ainsi que d’une bête en folie, s’était épandu toujours davantage, emplissant la salle. A cette heure, ses moindres mouvements soufflaient le désir, elle retournait la chair d’un geste de son petit doigt. (...)
Nana était toute velue, un duvet de rousse faisait de son corps un velours ; tandis que, dans sa croupe et ses cuisses de cavale, dans les renflements charnus creusés de plis profonds, qui donnaient au sexe le voile troublant de leur ombre, il y avait de la bête.
Le tout Paris se presse donc au théâtre des Variétés pour admirer le nouveau spectacle monté par Bordenave intitulé « La Blonde Venus ».
Une fièvre de curiosité poussait le monde, cette curiosité de Paris qui a la violence d’un accès de folie chaude. On voulait voir Nana. (...) La pièce importait peu, d’ailleurs ; on causait surtout de Nana.
Lorsqu’elle apparaît, tout le monde est subjugué par sa beauté. Et même si elle chante comme une casserole, joue la comédie comme une merde et a le charisme dramatique de « chut chut pas de nom », la salle est hypnotisée par sa prestance, son aura et peut-être un tout petit peu aussi le fait qu’elle soit complètement à poil.
Nana, cependant, en voyant rire la salle, s’était mise à rire. La gaieté redoubla. Elle était drôle tout de même, cette belle fille. Son rire lui creusait un amour de petit trou dans le menton. Elle attendait, pas gênée, familière, entrant tout de suite de plain-pied avec le public, ayant l’air de dire elle-même d’un clignement d’yeux qu’elle n’avait pas de talent pour deux liards, mais que ça ne faisait rien, qu’elle avait autre chose. (...) Un frisson remua la salle. Nana était nue. Elle était nue avec une tranquille audace, certaine de la toute-puissance de sa chair.
Suite à cela les prétendants à une relation non-exclusive tarifée se bousculent au portillon, du petit salon à l’antichambre de ses appartements payés par un riche amant en vadrouille. Mais ce que Nana veut, c’est choper le comte Muffat. Dans ce but, elle organise un dîner fort arrosé post-représentation (c’est-à-dire à minuit passé, car ils n’avaient visiblement pas trop de notion de chrononutrition à l’époque, ni de mogwai) où l’on déguste « des niokys au parmesan » qui ont grandement piqué les yeux à mes origines italiennes. Mais le comte ne s’y pointe pas, laissant une place libre, entre autres, au jeune Georges Hugon, fan numéro 1 de la donzelle, et dont le parcours donnera légèrement envie de se Claude Lantier.
Mais un jeune homme, près de Georges, ayant voulu embrasser Léa de Horn, reçut une tape avec un : « Dites donc, vous ! lâchez-moi ! » plein d’une belle indignation ; et Georges, très gris, très excité par la vue de Nana, hésita devant une idée qu’il mûrissait gravement, celle de se mettre à quatre pattes sous la table, et d’aller se blottir à ses pieds, ainsi qu’un petit chien. Personne ne l’aurait vu, il y serait resté bien sage. Puis, sur la prière de Léa, Daguenet ayant dit au jeune homme de se tenir tranquille, Georges, tout d’un coup, éprouva un gros chagrin, comme si l’on venait de le gronder lui-même ; c’était bête, c’était triste, il n’y avait plus rien de bon.
Comme faute de grives, on mange des merles ou des gros banquiers juifs nasillards, Nana, au terme de cette nuit, se met avec Steiner, qui lui paie une baraque à la campagne, dans le même bled que la mère de Georges (et heureusement que Zola commettra plus tard « J’accuse » parce que tout ceci pourrait tout de même apparaître légèrement antisémite). Et les deux femmes décident d’y séjourner en même temps, invitant chacune de leur côté le gratin de leur milieu respectif, l’une à la Mignotte, l’autre aux Fondettes, les hommes de la haute société se drapant dans leur respectabilité devant leurs femmes pour mieux côtoyer les filles de joie en off.
C’est lors de ce séjour que le jeune Georges va vivre une idylle aussi brève qu’intense avec Nana avant de se faire gauler puis punir par sa mère. C’est également au terme de celui-ci que les derniers remparts de la foi du comte Muffat céderont et où Nana s’offrira finalement à lui, non sans lui avoir préalablement correctement fait tirer la langue, histoire qu’il soit complètement accro.
Mais alors que l’aristocrate donnerait tout pour elle, elle décide, cette grosse conne, de vendre le peu de bien qu’elle avait réussi à soustraire à Steiner (entre autres) et à accumuler à la sueur de son sexe pour tout plaquer et se mettre en ménage avec Fontan, un comédien. Là, ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants, fin du livre.
Mais non ! Parce que c’est du Zola et pas un putain de Disney.
Elle apprend par son ancien coiffeur que la rumeur populaire raconte que c’est le comte Muffat qui l’a chassée à grands coups de pieds au cul et, vexée comme un pou, elle décide de se la péter auprès de son nouveau compagnon :
Elle en parla même à Fontan, elle se posa de nouveau comme une femme forte qui ne supporterait pas une chiquenaude.
Or, selon le célèbre adage : Qui fait le malin tombe dans le ravin (ce qui est d’autant plus vrai lorsqu’on est un personnage d’un roman d’Emile Zola). Ainsi, Fontan va prendre ça comme un challenge et se mettre à lui cogner joyeusement sur la gueule. Et puis il va récupérer les billes qu’il avait mis dans le ménage, la laissant sans un radis. Du coup elle va se remettre à tapiner dans les bas-fonds pour lui acheter à bouffer.
Et plus il tapait sur elle, plus elle tenait bon, goûtant une jouissance amère dans cet héroïsme de sa toquade, qui la rendait très grande et très amoureuse à ses propres yeux. Depuis qu’elle allait avec d’autres pour le nourrir, elle l’aimait davantage, de toute la fatigue et de tous les dégoûts qu’elle rapportait.
Mais comme elle est butée comme une grosse merde, elle s'obstine à continuer dans cette relation merdeuse : elle refuse de retourner au théâtre et de reprendre le comte Muffat. Alors elle se donne des airs de grande dame, avec de grands principes à la con comme accepter de battre le pavé et se taper tout Paris à l'arrache, dans la rue, pour trois pauvres ronds mais refuser de coucher avec un pote de son mec parce qu’on a une morale, quoi, merde, sinon c’est degueulasse, oh !, on n’est pas des putes à frange !
Jusqu’au jour où elle va trouver porte close, son tendre amoureux l’ayant remplacée par une radasse et ayant fait changer les serrures, la laissant retourner au ruisseau en conservant tout le mobilier qu’elle avait elle-même payé. Et puis, contre toute attente, le sort et sa complaisance génétique dans le misérabilisme ne s'acharnent pas sur elle : elle rebondit (contrainte et forcée, peut-être, mais elle rebondit).
Du coup elle réussit le tour de force de récupérer le premier rôle à sa rivale Rose Mignon dans le nouveau spectacle des Variétés ainsi que le comte Muffat qui l’accepte à condition d’avoir l’exclusivité de son cul. S’ensuit une période relativement faste où Nana, installée par le comte dans un hôtel particulier, bésouille principalement avec Georges, son frère Philippe et Satin, une autre pute encore plus insupportable qu’elle dont elle s’est entichée. Et Muffat, balayant un à un ses principes, finit par tout accepter, même le fait que le journaliste Fauchery se tape sa femme, même quand Nana s’envoie en l’air avec son beau-père, un vieillard, le marquis de Chouard. Parce que la rouquine a, entre autres incroyables talents, l’extraordinaire faculté d’annihiler toute forme de volonté chez les hommes... Et de les torturer en tapant toujours là où ça fait mal, en jouant avec leur honneur et leurs sentiments, en les rabaissant afin de les maintenir sous sa coupe.
– Et mes échéances ! On me saisira, moi, pendant que monsieur viendra ici à l’œil… Ah ! çà, regarde-toi donc ! Est-ce que tu t’imagines que je t’aime pour tes formes ? Quand on a une gueule comme la tienne, on paie les femmes qui veulent bien vous tolérer… Nom de Dieu ! si tu ne m’apportes pas les dix mille francs ce soir, tu n’auras pas même à sucer le bout de mon petit doigt… Vrai ! je te renvoie à ta femme !
Mais tout va peu à peu se déliter pour copieusement partir en couille, le point d’orgue de sa gloire étant la victoire inattendue au champ de courses de la jument de son amant Vandeuvres, baptisée Nana en son honneur. À la suite de quoi le-dit Vandeuvres, accusé de tricherie, se fout le feu dans son écurie avec ses chevaux.
Nana va également faire une fausse-couche mais ça l’arrangera plus qu’autre chose.
Nana était enceinte de trois mois. Longtemps elle avait cru à une indisposition ; le docteur Boutarel lui-même doutait. Puis, quand il se prononça nettement, elle éprouva un tel ennui, qu’elle fit tout au monde pour dissimuler sa grossesse. Ses peurs nerveuses, ses humeurs noires venaient un peu de cette aventure, dont elle gardait le secret, avec une honte de fille-mère forcée de cacher son état. Cela lui semblait un accident ridicule, quelque chose qui la diminuait et dont on l’aurait plaisantée. Hein ? la mauvaise blague ! pas de veine, vraiment ! Il fallait qu’elle fût pincée, quand elle croyait que c’était fini. Et elle avait une continuelle surprise, comme dérangée dans son sexe ; ça faisait donc des enfants, même lorsqu’on ne voulait plus et qu’on employait ça à d’autres affaires ? La nature l’exaspérait, cette maternité grave qui se levait dans son plaisir, cette vie donnée au milieu de toutes les morts qu’elle semait autour d’elle. Est-ce qu’on n’aurait pas dû disposer de soi à sa fantaisie, sans tant d’histoires ?
Tandis que ses ingrats de larbins se retournent lentement mais sûrement contre elle...
(...) madame déshabillée, épluchée, racontée, avec l’acharnement d’une domesticité oisive, qui crevait de bien-être.
Nana n’a plus qu’une obsession et un but dans la vie : dépenser toujours plus, dans une sorte d’euphorie du luxe et de frénésie de l’accessoire, ruiner et humilier tous les types avec qui elle couche, puisque tous ces hommes plus ou moins riches sont suffisamment niais au point de claquer tout leur pognon pour quelques marques d’une tendresse artificielle, exagérée et infantilisante. Et puis piquer et essorer les amants de Rose Mignon aussi.
Mais les idées de vengeance ne tenaient guère, avec sa cervelle d’oiseau. Ce qui demeurait, en dehors des heures de colère, était, chez elle, un appétit de dépense toujours éveillé, un dédain naturel de l’homme qui payait, un continuel caprice de mangeuse et de gâcheuse, fière de la ruine de ses amants.
Et si elle agit ainsi, ce n’est même pas réellement par revanche de classe ou par idéologie sociale mais comme ça, pour le fun, pour des caprices passablement angoissants qui peuvent donner des envies de violence verbales à son endroit. Car si l’on veut être honnête, Nana est tout de même une très très grosse connasse égocentrique, loin, très loin du mythe de la pute au grand cœur. En effet, outre le fait qu’elle adore se mater dans le miroir pendant des plombes en se touchant partout dans de longues séances auto-érotiques, devant témoin tant qu’à faire, à la limite de l’onanisme (oui : Nana s’aime beaucoup), c’est également une égoïste inconséquente, injuste, ingrate, cyclothymique, hystérique, impudente, narcissique, indifférente, nombriliste, moralisatrice, méprisante, mauvaise et méchante... (Nana est une parvenue adolescente sans éducation livrée à elle-même ?)
Ainsi, le jour de sa fête, elle exige que tous les types qui la sautent lui offrent un cadeau. Philippe, cet abruti qui n’a pas un rond, se débrouille pourtant à ses risques et périls pour lui en dégoter un pas trop pourrave : « un ancien drageoir en porcelaine de Saxe, monté sur or. »
Elle le grondait, puisqu’il n’était pas riche, très contente au fond de le voir dépenser tout pour elle, la seule preuve d’amour qui la touchât.
Mais cette grosse bourrine le pète devant ses yeux, ce qui la rend hilare. Alors elle se met à massacrer tous les autres cadeaux.
Les morceaux, par terre, lui semblaient drôles. C’était une gaieté nerveuse, elle avait le rire bête et méchant d’un enfant que la destruction amuse. (...) Et elle repartit d’un fou rire. Mais, comme les yeux du jeune homme se mouillaient, malgré son effort, elle se jeta tendrement à son cou.
– Es-tu bête ! je t’aime tout de même.
Une lueur s’allumait dans ses yeux vides, un petit retroussement des lèvres montrait ses dents blanches. Puis, lorsque tous furent en morceaux, très rouge, reprise de son rire, elle frappa la table de ses mains élargies, elle zézaya d’une voix de gamine :
– Fini ! n’a plus ! n’a plus !
Puisqu’elle n’accorde aucune valeur à rien ni à personne et que, comme Maurice, elle pousse le bouchon un peu loin, elle va demander à ce même Philippe de lui apporter du fric pour le lendemain. Et comme, de son côté, le pauvre bougre essaie de battre un record de connerie, il lui propose de l’épouser. Elle le refoule alors parce que ça n’a strictement rien à voir avec la choucroute ni avec le fric qu’elle doit au boulanger (ce qui n’est pas tout à fait faux). Mais aussi, peut-être, parce que c’est une bonne grosse salope vénale. Et Georges qui, rappelons-le, est président officiel de son fan-club, planqué derrière la porte, entend tout.
Alors Philippe va finir en taule à cause du pognon qu’il a volé pour elle dans la caisse de son régiment, tandis que son petit frère Georges, qui n’a définitivement pas inventé la poudre, va se dire que ce serait trop une bonne idée de tenter lui aussi sa chance en la demandant en mariage. Mais il va se faire fort logiquement copieusement rembarrer :
Mon petit, tu vas filer, et tout de suite… Moi, je te gardais par gentillesse. Parfaitement ! Quand tu feras tes grands yeux !… Tu n’espérais pas, peut-être, m’avoir pour maman jusqu’à la mort. J’ai mieux à faire que d’élever des mioches.
Ajouté à l’humiliation d’avoir enfin pigé qu’elle se tape également son frère aîné (il est un peu lent), il va tout simplement se poignarder à coups de ciseaux devant elle.
Car, aussi bizarre que cela puisse paraître, aucun de ses mecs ne se rend compte qu'elle s’envoie tous les autres, toutes victimes aveuglées et consentantes qu’ils sont, prisonniers de l’influence irrésistible de sa shneck.
Et Georges va mourir mais pas tout de suite, plutôt d’une lente et douloureuse septicémie (ou du tétanos... enfin un truc bien moche car une mort immédiate aurait été bien trop douce) loin de sa dulcinée et dans son indifférence la plus totale, bien trop occupée à faire disparaître la tâche de sang laissée sur le tapis de sa chambre par cette tentative de suicide semi-foirée grâce aux va-et-vient de nombreux messieurs dans son intérieur, tout en allant jusqu’à voler la douleur à Madame Hugon, la mère des deux garçons.
– Voyons, chéri, est-ce ma faute ? (...) Je n’ai pas dit à Philippe de manger la grenouille, bien sûr ; pas plus que je n’ai poussé ce petit malheureux à se massacrer… Dans tout ça, je suis la plus malheureuse. On vient faire ses bêtises chez moi, on me cause de la peine, on me traite comme une coquine (...)
Muffat restait saisi, glacé par ce drame, la pensée pleine de cette mère pleurant ses fils. Il connaissait son grand cœur, il la voyait, dans ses habits de veuve, s’éteignant seule aux Fondettes. Mais Nana se désespérait plus fort.
Et puis tout à coup elle vend tout et elle disparaît. Un grand pouvoir impliquant de grandes responsabilités, va-t-elle user de sa puissance pour faire le bien ? Mais non ! Elle va évidemment consciencieusement faire de la merde ! Car comme ça reste principalement une fille Macquart et qu'elle a, par là même, une réelle incapacité au bonheur et une incroyable faculté à se saborder toute seule, elle ne revient à Paris que pour assister à la mort de son fils, choper sa variole et crever défigurée par la petite vérole (et non la syphilis) dans d’atroces souffrances, comme une sorte de justice providentielle, veillée jusqu’au bout par sa grande rivale Rose Mignon, bien plus intelligente et calculatrice qu’elle finalement (ben là voilà la pute au « grand cœur » !) pendant que ses anciens amants ruinés mais encore en vie assistent à la chute programmée du régime en fumant le cigare en bas dans la rue et en se réconfortant silencieusement...
C’était un charnier, un tas d’humeur et de sang, une pelletée de chair corrompue, jetée là, sur un coussin. Les pustules avaient envahi la figure entière, un bouton touchant l’autre ; et, flétries, affaissées, d’un aspect grisâtre de boue, elles semblaient déjà une moisissure de la terre, sur cette bouillie informe, où l’on ne retrouvait plus les traits. Un œil, celui de gauche, avait complètement sombré dans le bouillonnement de la purulence ; l’autre, à demi ouvert, s’enfonçait, comme un trou noir et gâté. Le nez suppurait encore. Toute une croûte rougeâtre partait d’une joue, envahissait la bouche, qu’elle tirait dans un rire abominable. Et, sur ce masque horrible et grotesque du néant, les cheveux, les beaux cheveux, gardant leur flambée de soleil, coulaient en un ruissellement d’or. Vénus se décomposait.
Ce qui donne au roman une construction nettement moins parabolique, plus chaotique, plus en dent de scie (avec des hauts très hauts et des bas très bas) que ceux qui racontent les destinées de ses trois demi-frères. Même si l’on retrouve cette marque de fabrique caractéristique qui veut qu’il n’y ait pas un protagoniste pour rattraper l’autre tant ils sont quasiment tous détestables, la fin de l’histoire est abrupte et expéditive, permettant parallèlement, au royaume de l’apparence, de mieux encore écrire la légende autour de la mort de Nana. Comme si Zola cherchait à s’en débarrasser, à redimensionner son personnage en le ramenant à sa condition d’ordure de l’humanité, à son statut de déchet que l’on jette, avec une certaine complaisance macabre.
La chronique de Fauchery, intitulée la Mouche d’Or, était l’histoire d’une fille, née de quatre ou cinq générations d’ivrognes, le sang gâté par une longue hérédité de misère et de boisson, qui se transformait chez elle en un détraquement nerveux de son sexe de femme. Elle avait poussé dans un faubourg, sur le pavé parisien ; et, grande, belle, de chair superbe ainsi qu’une plante de plein fumier, elle vengeait les gueux et les abandonnés dont elle était le produit. Avec elle, la pourriture qu’on laissait fermenter dans le peuple remontait et pourrissait l’aristocratie. Elle devenait une force de la nature, un ferment de destruction, sans le vouloir elle-même, corrompant et désorganisant Paris entre ses cuisses de neige, le faisant tourner comme des femmes, chaque mois, font tourner le lait. Et c’était à la fin de l’article que se trouvait la comparaison de la mouche, une mouche couleur de soleil, envolée de l’ordure, une mouche qui prenait la mort sur les charognes tolérées le long des chemins, et qui, bourdonnante, dansante, jetant un éclat de pierreries, empoisonnait les hommes rien qu’à se poser sur eux, dans les palais où elle entrait par les fenêtres.