2 Avril 2019
Il était une fois une chèvre qui avait sept chevreaux, ce qui est plutôt courant pour une chèvre.
Toutefois, le courageux bouc ayant préféré partir (ou mourir), elle subvenait tant bien que mal aux besoins de sa (nombreuse) progéniture.
Un jour qu’elle devait s’absenter, elle mit en garde sa marmaille :
— Mes chers petits, je m’en vais chercher à manger dans la forêt. Soyez bien sages, ne vous tapez pas sur la tronche et n’ouvrez pas au loup.
— Qu’est-ce qu’on mange ?
— Elle m’a pris mon jouet !
— Et ben tu sais, tu sais, en fait...
— Euh... jusqu’à preuve du contraire, je crois pas qu’on habite en ville. Donc techniquement, il y a à manger tout autour de notre maison. Donc t’as rendez-vous avec un mec, c’est ça ?
— J’ai fait caca, quelqu’un peut m’essuyer ?
— Mais vous allez la fermer : j’arrive pas à jouer en ligne avec votre bordel !
— Maman, si y’a un loup dehors, il n’y a pas plus de chances que ce soit toi qui te fasses bouffer plutôt que nous ?
— VOS GUEULES ! Je vous disais : vous n’ouvrez pas au loup.
— Nan mais ça va, on est pas cons non plus...
— Justement. En plus, il est rusé : il va forcément essayer de vous la faire à l’envers. Donc méfiance. Vous le reconnaîtrez à sa grosse voix et à sa patte noire.
— Ah ben oui c’est sûr que ce sont les seules caractéristiques d’un loup.
— Et moi je continue à dire qu’il serait tout de même pas bien futé de venir essayer de nous manger alors qu’il y a une chèvre qui gambade toute seule dans la forêt.
— Mais puisque je te dis qu’elle sera PAS toute seule : elle a un rencard !
— Mais, mais, en fait...
— QUELQU’UN PEUT M’ESSUYEEEEEEEER ?????
— Aïeuuuh ! Elle m’a frappée !!!
— Ouiiiiinnnnnnn !!!!!
C’est dans cette atmosphère sereine et pleine d’amour spécifiques aux grandes fratries cloîtrées depuis un poil trop longtemps, que la chèvre détala comme un lapereau fugace.
Mais le loup, qui n’aimait pas les proies trop faciles, eut tôt fait de pointer le bout de son museau.
Il frappa à l’huis et dit aux chevreaux :
— Ouvrez mes chers petits, je vous rapporte moult victuailles veganes !
— Non, non ! bêlèrent tous en chœur les sept chevreaux, tu as une grosse voix, tu es le loup !
— Et en plus notre mère, elle a ses clefs.
— Nan mais puisqu’elle est censée être chargée, peut-être que c’est plus simple pour elle que vous lui ouvriez.
— Ah ouais, c’est pas bête... Bon ok, un point pour toi.
— Bon alors, vous m’ouvrez ?
— Ben non : t’as toujours une grosse voix et t’es toujours le loup.
Le loup courut donc chez l’épicier qui ne fut nullement ému de voir débarquer l’animal dans son négoce. Au lieu de s’acheter directement à manger, le prédateur acquit un grand bâton de craie qu’il dévora pour adoucir sa voix et inciter des générations d’enfants à choper la constichiasse en piquant ceux du tableau de leur classe.
Il s’en retourna donc de par chez les chevreaux :
— Ouvrez mes chers petits, je vous rapporte moult victuailles veganes !
Mais cet abruti de loup avait posé sa grosse patte sombre et velue contre la fenêtre :
— Non, non ! béguetèrent tous en chœur les sept chevreaux, ta patte est noire, tu es le loup !
— Et en plus notre mère, elle a ses clefs.
— Nan mais puisque je vous ai expliqué qu’elle est chargée et que c’est plus simple que vous lui ouvriez.
— Ah ouais, c’est pas bête... Bon ok, encore un point pour toi.
— Bon alors, vous m’ouvrez ?
— Ben non : t’as toujours une patte noire et t’es toujours le loup.
Le loup courut donc chez le boulanger qui ne fut nullement surpris de voir débarquer l’animal dans son négoce. Ni de l’entendre lui demander d’une voix toute fluette de lui englober la patte de pâte (rime riche). Le prédateur s’empressa ensuite de se rendre chez le meunier afin qu’il puisse saupoudrer son plâtre de farine bien blanche...
Parce que le boulanger possédait des pouvoirs magiques qui lui permettaient de fabriquer du pain sans farine... Parce qu’il ne cuisait que du pain noir... Parce que le loup ne pouvait décemment pas demander deux choses à une seule et unique personne...
Cependant, le meunier fut fort désappointé de voir débarquer l’animal dans son négoce avec sa pâte emplâtrée et sa voix de fausset. Il refusa tout de go d’aider le méchant prédateur qui, quant à lui, lui expliqua calmement que s’il n’obtempérait pas, il se verrait dans l’obligation de le boulotter instamment. Le meunier, qui avait des couilles mais pas trop, abdiqua.
Le loup s’en retourna donc en sautillant de par chez les chevreaux :
— Ouvrez mes chers petits, je vous rapporte moult victuailles veganes ! annonça-t-il de sa douce voix, la craie jouissant une sorte d’effet permanent.
— Ouais, c’est ça...
— Et en plus notre mère, elle a ses clefs.
— Montre-nous patte blanche ! chevrotèrent tous en chœur les sept chevreaux, reprenant ainsi à leur compte l’expression de la fable de La Fontaine, « Le loup, la chèvre et le chevreau », tout en la popularisant inconsciemment (comme quoi, tout le monde se pompe dessus).
À ces mots, le loup s’exécuta : il passa subrepticement devant la fenêtre sa patte enduite de pâte et de farine.
— Maman !!! Tu es revenue !!!
— Non mais attendez, il y a d’autres caractéristi...
Trop tard ! Un des petits cabris avait ouvert la porte. Le loup se rua à l’intérieur de la maison et les sept frères et sœurs coururent se cacher. Malgré leur bonne réactivité, le loup, qui avait fait médaille d’argent en cache-cache aux JO de Salt Lake City, les trouva l’un après l’autre et les avala tout rond. Tous, sauf un, le plus petit, qui s’était planqué dans l’horloge.
Repu et ballonné, le loup s’en alla piquer un petit roupillon digestif sous un arbre, à quelques encablures de la maisonnée.
Lorsque, le poil collant et le souffle court, la chèvre rentra de sa cueillette forestière, elle fut horrifiée par l’état dans lequel elle trouva sa maison :
— Nan mais putain sans déconner, je vous avais pourtant demandé de ne pas vous battre !!! Regardez-moi ce merdier ! Vous allez me faire le plaisir de ranger immédiatement. Oh ! Vous m’entendez ? Venez ici tout de suite ! Les enfants ? Les enfants... LES ENFANTS ?!?
Ainsi, n’obtenant aucune réponse, elle se mit à les appeler un par un, sans plus de succès. Jusqu’à ce qu’elle prononce le prénom du petit dernier :
— Jean-Chevrette, où es-tu ?!?
— Ici maman, je suis caché dans l’horloge !
Il lui raconta alors comment le loup la leur avait bel et bien fait à l’envers et comment il avait englouti chacun de ses frères et sœurs, une fois délogés de leurs cachette.
La chèvre pleura beaucoup. Mais au bout d’un moment, sans aucune raison si ce n’est une profonde désorientation cérébrale causée par le chagrin infini qui l’accablait, elle décida d’aller se promener avec son unique petit chevreau restant.
Ils découvrirent le loup, toujours endormi sous son arbre, qui ronflait comme une moissonneuse-batteuse. En s’approchant, ils s’aperçurent que quelque chose bougeait dans son ventre.
— Se peut-il que mes chers petits soient encore suffisamment vivants pour continuer à se mettre des châtaignes à l’intérieur de la panse de ce monstre ? espéra la chèvre.
Ni une ni deux, elle courut jusqu’à chez elle, s’empara d’une paire de ciseaux, d’une bobine de fil et d’une aiguille, et s’en retourna vers le vil infanticide assoupi. Comme dans Le Petit Chaperon rouge, elle entreprit de lui ouvrir le bide sans aucune forme d’anesthésie et sans provoquer ne serait-ce qu’une toute petite hémorragie. Elle réussit alors à extraire de l’orifice abdominal ses six petits chevreaux tout aussi miraculeusement entiers et en vie que la fillette à capuche vermeille et sa mère-grand nymphomane. Elle demanda à sa gluante descendance de se grouiller d’aller chercher de grosses pierres. Les cabris en remplirent gaiement le ventre du loup qui avait décidément un sommeil particulièrement profond. Puis la mère recousit l’abdomen sans avoir plus de compétences médicales que le chasseur du conte sus-nommé et toujours sans provoquer la moindre douleur ou effusion de sang.
Le loup, que l’on aurait pu croire mort après l’intervention chirurgicale sauvage et approximative dont il venait d’être le cobaye, finit pourtant par se réveiller. Il se leva et fut soudainement pris d’une très grande soif.
— Fouyouyou ! Ces petits chevreaux sont tellement lourds qu’on dirait plutôt des grosses pierres, s’exclama-t-il de sa voix suave et perspicace.
Il se dirigea alors vers le puits qui se trouvait, par chance, pile-poil à côté. Mais lorsqu’il se pencha au-dessus de l’eau au lieu d’y lancer le seau comme le ferait quiconque souhaiterait s’y abreuver, il tomba, fut entraîné tout au fond par le poids de son incongru chargement ventral et se noya.
Enfin, pour fêter leur meurtre et l’empoisonnement de leur propre eau potable, la mère et ses sept petits firent une joyeuse ronde tout autour du puits en chantant et en dansant.